Deux bergers, issus de la même fratrie, vivaient en périphérie urbaine avec leur troupeau.
Ce troupeau était très particulier ; on y trouvait des moutons avec leurs agneaux, mais aussi des lions avec leurs lionceaux.
Et tout ce petit monde cohabitait sous le regard bienveillant des bergers, assistés de leur chien qui veillait à ce qu’aucun d’entre eux ne s’égarent.
Un jour, alors qu’ils étaient arrivés sur le lieu de pâturage pour les uns, et terrain de jeu pour les autres, les deux bergers, comme à leur habitude, s’étaient trouvés une petite place surplombant la plaine, et un peu à l’écart du troupeau.
Tandis qu’ils discutaient de l’actualité, ils avaient petit à petit détourné leur regard du troupeau, et échangeaient avec beaucoup d’enthousiasme sur un fait, lu la veille.
Des bêlements et des grognements finirent par les interrompre.
Du haut de la colline, ils assistaient à une image qui les fit frémir, le lion et le chien avaient pris en tenaille un mouton, tirant chacun l’oreille de cette pauvre bête vers lui. Le mouton malmené était totalement à leur merci. Les oreilles, prises au piège et ensanglantées, continuaient d’être écartelées dans un duel acharné entre les deux prédateurs.

Les bergers ayant accourus vers leurs bêtes, se séparèrent immédiatement, le frère alla saisir le lion, et la sœur sommait au chien de lâcher sa prise.
Alors que le lion, sentant la compression sur ses côtes, lâcha le mouton, et se calmait doucement. A la surprise générale, c’est le chien qui opposait de la résistance en défiant sa maîtresse. Dressé sur ses pattes arrière et regardant sa maîtresse droit dans les yeux, il continuait de grogner, les babines tremblantes de fureur et laissant apparaître des canines acérées bien en évidence.
La bergère savait qu’elle ne pouvait pas laisser paraître sa peur et son incompréhension, et elle avait dû rassembler toute son énergie pour ne pas reculer face à ce chien dont le regard était méconnaissable. Elle haussa le ton une nouvelle fois, ordonnant au chien de s’assoir. Il finit par obéir, mais à contrecœur. Son regard toujours enragé, bifurquait entre la maîtresse et l’agneau caché au milieu du troupeau. Visiblement, l’objet principal de la convoitise des deux assaillants semblait bien être l’agneau…
C’est ainsi que dans une atmosphère encore électrique, les bergers décidèrent de diviser le troupeau par espèce afin d’éviter la survenue d’un nouvel incident. Ils se mirent tous en marche vers la maison, sous un silence pesant.
Les animaux ayant rejoint leurs enclos respectifs, les bergers s’interrogèrent sur les évènements vécus plus tôt.
Ils se demandaient quel avait bien pu être le déclencheur de ce conflit, car l’entente régnait entre les deux espèces depuis des décennies maintenant…
Ils étaient choyés, avaient tous de quoi manger, par conséquent, cette attaque ne pouvait pas avoir été stimulé par la faim.
Quant à leur chien, il provenait de la même lignée générationnelle. Avant lui, c’était leur mère qui les assistait dans cette tâche, et elle n’avait jamais montré un quelconque signe de désobéissance. Bien au contraire, elle avait toujours su anticiper les attentes de ses maîtres et exécuté son rôle de gardienne à merveille.
Après plusieurs heures de réflexions, ils admirent tous les deux qu’ils s’étaient laissé bercer d’illusions en pensant que cette harmonie pourrait durer indéfiniment.
Au fil des années, ils avaient occulté un point essentiel. Chaque espèce appartenait à sa propre famille du règne animal. C’était dans leur nature première et légitime que d’être, l’un un prédateur, et l’autre une proie. Ils ne pouvaient pas en vouloir au lion ou au chien de répondre à leur instinct profond de chasse, et rechercher ce besoin de manger de la chair issue de leur traque.
Chacun avait son rôle à jouer, l’un de tuer et manger, l’autre d’être tué et mangé, aussi cruelle et amoral que ça semblait leur paraître aujourd’hui.
Finalement, leur troupeau avait toujours reposé sur un équilibre fragile, conditionné par les soins et la bienveillance de leurs bergers qui avait su jusqu’à lors rassembler des animaux au tempérament opposés.
Il n’y avait ni bien, ni mal, chacun jouait le rôle qu’il était venu endosser ici-bas.
L’erreur des bergers et du mouton était d’avoir cru, qu’ils pouvaient baisser leur garde, se laissant endormir par l’habitude des années, et l’oubli de leur nature douce et fragile.
La cohabitation fait partie du monde, mais il ne faut pas faire abstraction des penchants de chacun ; un lion ou un chien finira toujours par rejoindre sa meute si la circonstance l’y pousse…et le mouton servira de repas à cette même meute. C’est donc au mouton de rester vigilent afin de se prémunir du danger…